RUOMS: les usines Martin.
Ruoms, un village niché au bord de la rivière Ardèche, a connu une transformation significative, passant d’un modeste établissement à une petite ville prospère, particulièrement à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Son évolution économique a été profondément liée à la sériciculture et à une polyculture traditionnelle qui a perduré jusqu’au XXe siècle. Le XIXe siècle a été marqué par l’avènement d’industries modernes, où le textile, notamment un important secteur de fabrication de velours et de peluches, a joué un rôle central. L’arrivée du chemin de fer en 1876 s’est avérée capitale pour stimuler ces développements industriels
Dans ce contexte, l’entreprise J.B. Martin s’est imposée comme un acteur majeur de l’industrie textile française, réputée pour ses velours. Ses origines remontent aux régions de Lyon et Saint-Étienne, des pôles historiques d’innovation textile. L’établissement d’une usine à Ruoms témoigne de la stratégie d’expansion plus large de l’entreprise et de l’intégration de la région ardéchoise dans des réseaux industriels plus vastes.
L’entreprise J.B. Martin trouve ses origines dans l’ingéniosité de Jean-Baptiste Martin, né à Lyon en 1801 et décédé à Tarare en 1867. En 1832, il inventa le « métier à double pièce de velours », une innovation qui est devenue par la suite le fondement de toute l’industrie du velours dans les régions de Lyon et Saint-Étienne. Son frère, Paul Martin, a ensuite perfectionné le procédé de fabrication des peluches. Le brevet pour le « tissage du Velours face contre face » fut déposé en mars 1833 et obtenu le 8 août 1837. Cette invention ne fut pas qu’une simple amélioration technique ; elle représenta une transformation fondamentale de l’industrie du velours. Cette avancée technologique majeure a été un facteur déterminant, permettant à l’entreprise de se développer rapidement et de s’établir comme une force dominante sur le marché.
Autour de 1836, Jean-Baptiste Martin, en collaboration avec son associé Pétrus Martin, établit un premier centre de fabrication à Tarare, une zone rurale déjà familiarisée avec le travail textile, notamment la mousseline. Un second centre de production fut ensuite créé au Vert-Galand en 1843.
À son apogée, la société Martin était une puissance industrielle, comprenant six usines de tissage totalisant 1 300 métiers, ainsi qu’un moulinage et une teinturerie. À cette période, elle employait 3 500 ouvriers et transformait annuellement des quantités importantes de matières premières : 50 000 kg de soie et 65 000 kg de coton. L’empreinte opérationnelle de l’entreprise s’étendait sur plusieurs sites clés, dont Tarare, Roanne, Metz, Pont-à-Mousson, Meyzieu et Paris. Cette envergure considérable souligne la position de J.B. Martin en tant qu’acteur industriel majeur, démontrant l’impact profond qu’une innovation fondamentale peut avoir sur la stimulation d’une croissance industrielle significative et la spécialisation régionale.
L’entreprise a formellement évolué en une société anonyme (SA) en vertu des lois du 24 juillet 1867 et du 1er août 1893. Cette restructuration corporative fut essentielle pour faciliter une plus grande mobilisation de capitaux et une expansion continue. Dès 1898, les usines furent entièrement équipées d’unités intégrées de cartonnage, d’emballage et de pliage. De plus, elles développèrent rapidement des ateliers mécaniques spécialisés, dédiés à l’installation et à l’entretien de leurs métiers exclusivement mécaniques. Cette évolution vers une entité corporative structurée a permis à J.B. Martin de gérer son échelle croissante et de maintenir son avantage technologique, éléments cruciaux pour sa domination continue dans le secteur textile.
3. L’usine de Ruoms : établissement et opérations
Une nouvelle usine fut inaugurée à Ruoms, en Ardèche, en 1914. Cette expansion coïncida avec l’agrandissement des opérations à Lyon, suggérant une décision stratégique de J.B. Martin visant à décentraliser la production ou à augmenter sa capacité manufacturière globale. Le choix de Ruoms comme nouveau site fut probablement motivé par une combinaison de facteurs, incluant l’accès aux ressources et à une main-d’œuvre adaptée.
En 1921, les moulinages de soie de Sous-Roches, situés à Ruoms, s’implantèrent le long de la rivière Ardèche. Ces moulins utilisaient spécifiquement la puissance motrice de la rivière pour actionner leurs moteurs. Cela démontre une stratégie délibérée d’exploitation des ressources naturelles locales et des infrastructures existantes, en particulier pour les étapes de production textile énergivores comme le moulinage de la soie. L’établissement de ces installations spécialisées à Ruoms, alors même que les opérations principales à Lyon s’étendaient, indique une approche sophistiquée de planification industrielle. Cette approche visait à trouver les conditions optimales pour des processus de production spécifiques, tels que le moulinage de la soie qui nécessitait traditionnellement une puissance hydraulique importante, en les localisant loin des grands centres urbains tout en maintenant un contrôle corporatif global. Cela souligne également le rôle intégral de la région ardéchoise au sein de la chaîne d’approvisionnement textile française.
L’usine de Ruoms, y compris les moulinages de Sous-Roches, était une composante essentielle de la vaste structure corporative de J.B. Martin. À partir de 1898, l’entreprise était organisée en société anonyme, avec J.B. Martin (Société A) agissant comme la société holding, la « tête du groupe et donneuse d’ordres ». La branche de production industrielle, qui englobait l’usine de Ruoms, était gérée par les « Manufactures de velours et Peluches, tissus de velours et soieries » (Société B). Cette structure hiérarchique permettait une direction stratégique centralisée tout en favorisant des opérations spécialisées sur divers sites.
Bien que non explicitement détaillé pour l’usine de Ruoms seule, l’entreprise J.B. Martin dans son ensemble était réputée pour sa spécialisation dans les velours tissés, les peluches et les soieries. Compte tenu de la présence de moulinages, l’installation de Ruoms a spécifiquement contribué au traitement de la soie, une étape cruciale dans la production de textiles de haute qualité.
4. Structure corporative et évolution de J.B. Martin
La structuration formelle de la société J.B. Martin en société anonyme, en vertu des lois du 24 juillet 1867 et du 1er août 1893, a fourni un cadre pour une gouvernance d’entreprise plus formalisée et potentiellement à plus grande échelle. L’évolution de l’entreprise, y compris ses statuts officiels et les procès-verbaux des assemblées générales, peut être méticuleusement suivie à partir de cette période jusqu’à l’apparition des défis économiques des années 1970.
J.B. Martin (Société A) a évolué pour devenir la société holding centrale, agissant comme la tête stratégique du groupe et dictant les directives. Les opérations industrielles principales furent attribuées aux « Manufactures de velours et Peluches, tissus de velours et soieries » (Société B). En 1925, une entité spécifique, probablement une unité industrielle comme celle de Ruoms, passa sous le contrôle direct des « Manufactures ». Une décision cruciale fut prise en décembre 1939 de transférer le siège social à Lyon, bien que cette entité ne devienne officiellement une filiale qu’en 1947. Le 1er mai 1945, elle fut restructurée en SARL (Société à Responsabilité Limitée), et son siège social fut établi au 5 rue de la République le 10 février 1949. Un accord significatif, motivé par l’impératif de concentration et de modernisation de son outil industriel, fut signé le 24 novembre 1961 entre la société mère et sa filiale, concernant les actifs industriels de Salt. De plus, Secia-Pelam, constituée le 27 décembre 1946 par des membres du groupe dont Secia, était initialement spécialisée dans les opérations à façon telles que la préparation, le tissage, la teinture et le finissage des soieries. Deux ans plus tard, SECIA céda ses parts aux Manufactures de Velours. En 1972, Secia-Pelam s’était transformée en une filiale à vocation commerciale, contrôlée à plus de 90% par la société mère, et spécialisée dans les tissus d’ameublement. Cette évolution continue de la structure corporative de J.B. Martin, de sa formation initiale en SA à la création de holdings, de filiales et de transferts stratégiques d’actifs, reflète une adaptation dynamique aux conditions économiques changeantes et aux exigences du marché. Il ne s’agissait pas seulement d’une refonte administrative, mais d’un effort stratégique pour optimiser les opérations, consolider les actifs et rationaliser les activités commerciales, en particulier en réponse à des pressions concurrentielles croissantes et au besoin constant de modernisation. Le virage de Secia-Pelam vers une vocation commerciale et sa spécialisation dans les tissus d’ameublement, par exemple, illustre une réponse directe à des segments de marché spécifiques.
Dès sa création, J.B. Martin faisait partie du « Groupe Qualité-Export-France ». Elle appartenait également au « Groupement des Fabricants Haute-Nouveauté », une association exclusive qui regroupait l' »élite des fabricants » de Lyon et Saint-Étienne, y compris des maisons estimées comme Giron Frères. Ces affiliations soulignent la haute estime dont jouissait l’entreprise au sein de l’industrie et son engagement envers la qualité et l’innovation.
La société J.B. Martin, à l’instar de nombreuses entreprises industrielles de son époque, a commencé à subir les « premiers revers de la crise économique des années 1970 ». Cette période a marqué une transformation profonde des paysages industriels mondiaux, caractérisée par l’escalade des coûts de production, l’intensification de la concurrence internationale et l’évolution des préférences des consommateurs.
Secia-Pelam, une filiale commerciale spécialisée dans les tissus d’ameublement, fut formellement mise en liquidation le 30 juin 1978, par décision de son assemblée générale. Cette action témoigne des efforts stratégiques du groupe pour rationaliser ses opérations ou se désengager des segments moins performants de son activité en réponse au climat économique difficile.
L’usine J.B. Martin de Ruoms a finalement été confrontée à la fermeture. Une protestation significative contre cette fermeture fut officiellement enregistrée le 24 janvier 1977 par le conseil municipal de SORAL, probablement une commune voisine ou une autorité locale. Cette date précise et la protestation publique soulignent l’impact local immédiat et substantiel résultant de l’arrêt des opérations de l’usine. La protestation elle-même est un indicateur puissant des profondes répercussions socio-économiques de la désindustrialisation sur les communautés locales. Elle signifie que la fermeture n’était pas seulement une décision commerciale, mais une crise communautaire, entraînant des pertes d’emplois généralisées, des perturbations économiques et l’érosion d’un mode de vie qui avait été central à l’identité de Ruoms pendant des décennies. Ruoms était autrefois « un centre attractif pour une main-d’œuvre qui venait parfois de loin » , et la protestation reflète l’attachement profond de la communauté à son héritage industriel et aux moyens de subsistance qu’il procurait.
La fermeture de l’usine Martin s’inscrivait dans une tendance plus large et généralisée de déclin industriel à Ruoms. Dans les années 1980, la base industrielle de la ville s’était considérablement érodée. Le « moulinage » de Sous-Roche est spécifiquement mentionné comme la « dernière entreprise qui ait résisté à la destruction du tissu industriel mis en place au XIXe siècle » , suggérant que même ce dernier bastion a finalement succombé ou diminué drastiquement. La fermeture des brasseries locales, qui avaient également constitué une partie significative de l’identité industrielle de Ruoms et avaient fait connaître la ville « fort loin, même hors de France », souligne davantage cette tendance générale de désindustrialisation. La « nostalgie d’un passé sans [problèmes] » associée à la période de l’entre-deux-guerres, lorsque l’activité industrielle était à son apogée, met en évidence l’impact profond de ce déclin sur la mémoire collective et l’identité de la communauté.